1 - Du grand romantisme
L'atmosphère
est tendue.
Face à
nous, derrière son bureau, l’assistante sociale nous dévisage.
Si je pouvais me fondre dans l’air ambiant.
Julien, près de moi, secoue sa jambe de façon frénétique.
On vient
de parler d’humanitaire.
― Quand on adopte, ce n’est pas pour faire de
l’humanitaire, c’est pour fonder une famille, donner des parents à un
enfant !
Je suis atterrée par la réflexion idiote que je viens de faire, alors qu’elle nous posait la question :
― Et donc, pourquoi souhaitez-vous adopter ?
Julien et moi avons énuméré ce que nous avions consciencieusement répété dans la voiture avant de nous disputer, je ne sais même plus à quel sujet, d’ailleurs.
Et puis,
plus rien, nous n’avons plus d’idées, l’assistante sociale nous regarde,
sourire aux lèvres, sans rien dire.
Le piège !
On le sait, mais je connais peu de personnes qui n'auraient pas envie de
combler le silence.
― Et puis, eh bien, euh... c’est sympa de
pouvoir offrir le bonheur à des enfants... malheureux, enfin, vous savez, de
les aider, quoi…
Je m’embrouille. Au fond de moi, une petite voix me prévient que je suis en
train de dire une bêtise.
Le couperet tombe, confirmant mon angoisse :
― Si vous voulez faire de l’humanitaire,
n’adoptez pas ! Parrainez !
Bouffée de
chaleur. J’ai soudain quarante de fièvre. La jambe de Julien bat les records de
vitesse.
Il va décoller.
Oh et puis
tant pis, je m’en moque, je laisse tomber, j’en peux plus, j’étouffe. C'est
trop éprouvant.
On ira chercher un chien à la SPA.
― Désolée de vous pousser dans vos
retranchements, reprend madame Marvel, l'assistante sociale. Vous comprenez, il
faut mûrir votre réflexion ; déjà, je trouve que c’est bien (Ah ?), il y a
encore des choses à affiner, mais vous êtes en bonne voie. Nous prenons votre
deuxième rendez-vous ?
Dans les grands jardins du Conseil Général, il fait frais. Mes joues piquent.
Passer de quarante à quinze degrés me provoque un choc thermique. Du coup, je
me venge sur Julien !
― Ouais, t’as pas arrêté de dire n’importe
quoi !
― Non, c'est pas vrai !
― Si ! Et ta jambe qui vibrait tout le
temps, ça me déconcentrait. Madame Marvel a dû le noter, ça, c'est sûr !
― …
― T'as pas l'air de t'en rendre compte, mais
ça risque de nous desservir !
― Tu crois ?
― Sûr !
― Mais non, tu te fais des idées, tout s’est
très bien passé... Euh... C’est où la SPA la plus proche ?
Comment en sommes-nous arrivés là ?
C'est classique, je dirais même banal.
Je me suis
occupée de ma carrière, je suis sortie avec quelques amoureux, je suis partie
en vacances, j’ai bourlingué à droite à gauche, j’ai fait des fiestas avec mes
potes, j’ai fait des études comparatives sur les vins rouges, sur les
différents régimes aussi, j'ai fait de nombreuses soirées avec les copines...
Et un jour, je me suis aperçue que le temps passait un peu vite et que la rigolade,
c'est (vraiment) bien, mais qu'il était temps de construire un peu ma vie.
Et songer à avoir un mec stable.
Et songer à avoir un enfant. Aussi.
Voilà,
j'avais bien vécu, j'étais prête.
Pour le mec, ça n’a pas été trop compliqué. Enfin, ce n’est pas tout à fait
juste, puisqu’avant de me poser, j’ai fait quelques… essais qui ne me
paraissaient pas convaincants. Il faut croire que je n’étais pas mûre.
Mais quand enfin j’ai acquis la maturité nécessaire (vers trente-cinq ans... Comment ça, ce n’est pas tout jeune ?), et compris que le prince charmant
n’existait pas, j’ai pu me caser sans trop d’efforts.
Depuis quelques années, Julien et moi vivons donc tous les deux notre vie de
bâton de chaise, mais au lieu que ce soit chacun dans son coin, on le fait ensemble.
Les deux bâtons d’une même chaise, quoi.
En revanche, question enfant, je ne suis pas sûre que la formule « maturité plus bâtons de chaise » soit gagnante. En tout cas, pas pour tout le monde.
Enfin, pas pour nous, quoi.
Ce n'est pas faute de bien se focaliser sur le problème (c'est peut-être d'ailleurs là que le bât blesse) : nous fonctionnons comme les autres couples, sauf que l'on s'aperçoit vite, Julien et moi, que les mois passent et que je ne parviens pas à tomber enceinte.
Dans notre société où l'on a tout tout de suite, déjà, rien que d'attendre la fin d'un cycle pour être fixée, c'est énervant.
Mais c’est ainsi, et il vaut mieux prendre son mal en patience, parce que personne ne peut avoir la maîtrise sur les mystères du corps humain.
Enfin, quand je dis que personne n'a la main sur mon corps, ce n'est pas tout à fait vrai : progressistes et laboratoires n'hésitent pas à nous faire miroiter que la science peut beaucoup pour nous.
C'est ainsi que je prends rendez-vous chez mon gynécologue, pour qu'on étudie la question.
― Vos analyses sont normales, celles de votre conjoint aussi.
― Et bien, qu’est-ce qui nous empêche d’avoir un bébé, alors ?
Mon gynécologue fait ses yeux d’huître (comme chaque fois qu’il se veut
impénétrable sur un sujet), et grogne quelques mots sur les bizarreries de la
vie, le temps qui passe et puis c’est comme ça qu'est ce que vous voulez mais ça peut s’arranger.
Je ne retiens que la fin de la tirade : oui, ça va s’arranger, j’en suis
sûre.
Commence alors une dure épreuve pour le couple, notamment pour l’épanouissement
de notre vie sexuelle :
― Allô, chéri, treizième jour, le taux
d’œstrogène est au top, on déclenche, prépare-toi !
― Ce soir ? Mais j’ai une réunion !
― Annule ! Mon gynéco dit entre 19 heures
et 20h30 ! C’est là qu'on a le plus de chances !
― Merde ! Ça m’arrange pas !
Pour résumer, je viens de passer les quinze premiers jours de mon cycle à me piquer moi-même la cuisse avec un
cocktail d’hormones aux noms patibulaires. Le protocole est sympathique :
tous les soirs je me pique, et tous les matins je file, avant d’aller
travailler, faire une prise de sang pour vérifier que les hormones agissent.
Comme j’ai la peau fine, et que l’infirmière peine à trouver mes veines, en
plus d’être percée de partout, j’ai le creux du bras bleu.
Le moment propice, c’est-à-dire quand les
ovules sont dans les starting-block, confirmé par la prise de sang suivie par
l’échographie, il est temps de procéder à la piqûre de déclenchement. C’est une
infirmière diplômée qui la fait, parce que dans les fesses en intramusculaire,
cette piqûre-là, toute seule, j'y arrive pas.
A ce moment, c’est tout juste si je ne sens
pas dans la foulée les ovules entamer leur périple.
A partir de là, il faut aller vite : d’abord, je m’enfile un litre d’eau
pétillante pour alcaliniser mes fluides, ce qui devrait permettre aux
spermatozoïdes de voguer jusqu’à leur objectif sans risque d'être
désintégrés.
A 18h45, Julien arrive sur les chapeaux de
roues. Si on fait vite, il pourra repartir juste après à sa réunion.
A 19 heures, on ferme les portes à clé ;
il ne faudrait pas que quelqu’un débarque à l’improviste ; vous nous voyez
lui expliquer :
― Excuse-nous, ce soir, nous nous reproduisons
entre 19h et 20h30 !
On éteint les lumières pour faire croire qu'on
est absent.
Puis, on prend la pose !
Du grand romantisme !
Julien ose à peine me toucher : la poitrine
gonflée à bloc à cause des hormones et le ventre tendu à cause de l’eau
gazeuse.
Je ne sais plus où j'ai lu que c’était mieux de
jouir en même temps. Alors on s’attend, on fait durer le plaisir, on se
taquine :
― Bon ben ça y est, là, je peux y aller ?
On se dit des mots doux :
― Et il était de combien, ton taux, cette
fois-ci ?
Je termine la séance les pattes en l’air contre le mur ; ce n’est pas le
médecin qui l’a dit, c’est une idée à moi pour faciliter la route aux
spermatozoïdes. Comme ça, ils ont une descente plutôt qu'une montée.
Et puis comme je l'ai vu faire dans un film récemment, je me fais en prime une
séance de yoga avec quelques respirations abdominales en soufflant comme un bœuf
par le nez, tandis que Julien se rhabille à toute vitesse pour sa réunion.
Une fois ce tendre moment passé, il ne faut pas
oublier de prendre un quart d’aspirine pour bien vasculariser la paroi utérine.
Puis le comprimé de progestérone.
***
Un régal !!!! Merci Sophie de parler avec tant d'humour de moments parfois difficiles à vivre 🤗🤗🤗🤗
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